17

Frank et Diane allèrent à New York en train. Ils étaient assis l’un en face de l’autre, de chaque côté d’une table, dans l’express du matin, et travaillaient sur leurs portables en se balançant doucement, faisant une pause de temps à autre pour avaler une gorgée de café, regarder par la fenêtre et bavarder, parfois pendant une demi-heure, avant de se remettre au travail. C’était très convivial.

Derrière la vitre défilaient de longues rangées de maisons, des cours délabrées, de vieux bâtiments industriels rouillés, aux vitres brisées, qui passaient, clic, clic, clic, et hop, partis. Ils passèrent par-dessus l’un des grands fleuves, puis ce fut l’Atlantique, qui chassait en marmonnant ses moutons grisâtres d’écume sale vers le rivage.

Ils descendirent sous terre pour franchir l’Hudson, et entrèrent dans Metropolis, exactement telle que l’avait dépeinte Fritz Lang. Des murs de vieille brique noirâtre, sans un graffiti.

Le train s’arrêta au milieu d’un tunnel.

— Vous avez déjà vécu à New York ? demanda Diane.

— Non. J’y suis venu plusieurs fois, mais c’est tout. Et vous, vous y avez habité ?

— Oui. J’ai fait mes études de médecine à Columbia.

— Vraiment ?

— Eh oui. Mais c’était il y a longtemps.

— Et vous avez exercé ?

— Et comment ! Cinq ans. Et puis je me suis engagée dans la recherche, puis dans l’administration, et je n’en suis jamais sortie. Enfin, je pense qu’on peut dire ça.

— En effet, dit-il en jetant un coup d’œil à l’économiseur d’écran de son portable, où défilaient des visages sino-américains. Je veux dire, directrice de la NSF… c’est encore l’administration.

— C’est vrai, fit-elle dans un soupir. Enfin, ça s’est trouvé comme ça.

Elle appuya sur un bouton, faisant disparaître les visages, aussitôt remplacés par son agenda. Pas un moment de libre dans sa journée, divisée en plages d’une demi-heure. En dessous figurait une page de tableur, une sorte de liste de « choses à faire », mais où les événements étaient classés par catégorie et répartis en lectures, réunions préparatoires, biographies des participants et ainsi de suite.

— Vous devez avoir un système aussi, remarqua-t-elle en voyant qu’il la regardait faire.

— Bien sûr, répondit Frank. Ma liste de « choses à faire ».

— Ça a l’air moins dingue que ça. Alors, vous vous amusez bien ?

— Eh bien, je crois que oui.

Elle eut un petit rire.

— Plus que l’an dernier, en tout cas. Enfin, j’espère.

Il sentit qu’il rougissait.

— Ouais, c’est sûr. Évidemment, c’est un sacré défi. Mais c’est moi qui l’ai voulu.

Il déglutit et dit très vite :

— Je serais beaucoup plus heureux si les Nations unies adoptaient l’un de ces projets.

— Ça, oui. Mais le travail proprement dit, dans le bâtiment ?

— Ouais, bien sûr. Plus varié.

— Ce n’est pas encore de la recherche.

— Je sais. Mais je fais de mon mieux. Peut-être que c’est d’une nature différente. Je n’ai jamais trop bien su ce qu’on faisait à la NSF.

— Je sais.

Il avait les joues brûlantes, maintenant. Il se dit : Allez, ne te défile pas. S’il y avait jamais eu une chance d’en parler, c’était ici et maintenant. Quelques mois auparavant à peine, Diane avait reçu la critique acerbe que Frank avait faite de la NSF et a) avait fait semblant de ne l’avoir jamais vue, b) lui avait demandé de faire une présentation de son contenu au comité scientifique de la NSF, c) lui avait demandé publiquement de rester à la NSF, et de présider un comité chargé d’étudier ses suggestions, et toutes les autres méthodes possibles d’amélioration de l’impact de la NSF sur le problème de réchauffement global – l’obligeant ce faisant, devant ses pairs, à prouver qu’il n’était pas une grande gueule en acceptant, dans l’intérêt général, un boulot difficile et peu gratifiant.

Et il avait accepté.

Alors il inspira profondément et dit :

— Pourquoi n’avez-vous rien dit quand je vous ai donné cette lettre ?

Elle eut une moue pensive.

— Je croyais l’avoir fait.

— Oui, répondit-il en refoulant une vague d’irritation. Mais vous voyez ce que je veux dire.

Elle hocha la tête, baissa les yeux et entra quelque chose dans son emploi du temps.

— En la lisant, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à quelqu’un qui en avait plus qu’assez de lire des dossiers de demande de subvention et qui rêvait d’autres horizons. La NSF proprement dite ne paraissait pas vraiment être le cœur du problème. Enfin, pas à mes yeux, du moins.

— Eh bien, peut-être pas complètement, mais j’avais envie d’en parler quand même.

— C’est sûr. J’ai pensé que vous aviez de bons arguments. J’ai pensé que ça pourrait vous intéresser de les mettre à l’épreuve. Et voilà, vous êtes là.

— Et vous avez laissé passer le reste.

— Ça restera dans votre dossier, je ne peux pas changer les faits. Mais il n’y a pas de raison de créer des problèmes. Je me suis aperçue qu’il valait souvent mieux les oublier dans un dossier. En ce qui vous concernait, ça aurait fini par marcher, d’une façon ou d’une autre. Soit vous retourniez à San Diego, soit vous nous aidiez ici. Dans cette mesure, vous avez bien fait de me donner ça en personne, comme vous l’avez fait. Je veux dire, juste le document papier.

— J’ai essayé de le récupérer, avoua Frank.

— Ah bon ? Comment ça ?

— Je suis revenu et je l’ai cherché. Mais Laveta vous l’avait déjà donné.

— Je vois. Eh bien, je m’en félicite ; je pense que ça s’est arrangé au mieux. Vous ne trouvez pas ? ajouta-t-elle alors que Frank réfléchissait un instant.

— Eh bien… si. Je ne sais pas. Je m’interroge peut-être encore.

Elle eut à nouveau son petit sourire, et il s’aperçut qu’il aimait le voir. Il aimait le provoquer.

Le train repartit et arriva bientôt à Penn Station. Dans les rues de Manhattan, ils traversèrent les énormes créneaux créés par les gratte-ciel du bas de la ville, se dirigèrent vers le bâtiment des Nations unies. Frank regardait le spectacle avec la vénération d’un ex-laveur de vitres.

La journée de travail aux Nations unies fut intéressante. Frank eut ainsi l’occasion de découvrir un autre aspect de Diane, de son vrai métier, peut-être ; une sorte de diplomate internationale ou de technocrate. Elle connaissait déjà tous ces gens, et dans les réunions elle se levait parfois pour passer derrière l’un ou l’autre, mettre la main sur son épaule tout en posant une question, le doigt tendu vers son écran. Il était évident qu’ils s’étaient tous rencontrés bien des fois avant cela. Il y eut même une pause au cours de laquelle le secrétaire général en personne passa la saluer et la remercia avec effusion pour tout ce qu’elle faisait. Quand les discussions reprenaient, c’était toujours elle qui menait les débats, les poussait à agir, leur rappelait parfois en riant qu’elle représentait les États-Unis, ce qui ne l’empêchait pas de faire la promotion d’un ensemble d’actions environnementales vigoureuses. Elle n’en rajoutait pas, mais son message semblait être que les États-Unis, historiquement, avaient été partie prenante du problème de réchauffement global, en refusant Kyoto et en rejetant dans l’atmosphère plus de gaz carbonique que n’importe quel autre pays, mais que tout ça allait changer. Quant au passé, Diane et ses alliés n’avaient pas à rougir, parce que ce n’étaient pas eux qui étaient au pouvoir, politiquement parlant.

Lors d’une conversation, elle dit que, selon les sondages, une majorité de citoyens américains se sentaient concernés par la protection de l’environnement et voulaient que leur gouvernement s’attaque au problème du réchauffement climatique, et que, donc, ils avaient moins à craindre de ne pas arriver à leurs fins que d’être désavoués, dans le cadre de l’effondrement généralisé des structures démocratiques américaines. À ces mots, Diane haussa les épaules, l’air de dire qu’il n’y avait pas de quoi monter sur ses grands chevaux – le combat contre la course aux profits ne finirait jamais –, et qu’en attendant elle servait d’ambassadrice à tous les éléments de la société américaine qui voulaient prendre à bras-le-corps le problème du climat. Il se pouvait maintenant qu’ils soient en position d’emporter le morceau.

Surtout, tout cela était implicite dans son attitude : chaleureuse, sûre d’elle, concentrée sur le présent et sur les résultats à venir. Elle argumenta toute la journée, sans trêve ni relâche, enchaînant les sujets, prenant des notes sur son portable, passant au dossier suivant sans perdre de temps, parfois face à un aréopage renouvelé, d’autres fois sans transition, avec les mêmes interlocuteurs, sur un simple « D’accord, et maintenant, que pensez-vous de… ».

Plus tard, dans la journée, ils rencontrèrent des représentants du groupe qui négociait les émissions de carbone européennes sur le marché à terme. Parce qu’il y avait un marché à terme pour les crédits de carbone, comme pour tout le reste. Diane sentait que les calculs du groupe pourraient être améliorés, c’est-à-dire précisés, afin d’accroître leur utilité. Les discussions du traité sur le carbone programmées pour l’année à venir allaient probablement gonfler le coût des émissions, et ce genre de perspective avait souvent pour effet de donner un immense coup de pouce aux marchés à terme, le public essayant d’acheter tant que les biens d’équipement étaient encore abordables. (Frank l’écoutait de toutes ses oreilles, en pensant à son propre statut de bien d’équipement.) Ce genre d’investissement pouvait engendrer un vaste fonds qui resterait inutilisé jusqu’au règlement, et pourrait être utilisé pour le lancement de divers projets d’atténuation. Les calculs utilisant le DICE-99[15] montraient qu’une faible taxe sur le carbone – dix cents par gallon d’essence à la pompe – aurait permis de constituer un fonds assez considérable pour financer à peu près tous les projets d’atténuation dont ils pourraient rêver. Il aurait suffi d’indexer la taxe sur l’inflation et de commencer quelques années plus tôt, mais ils avaient loupé le coche. Et ce n’était pas la première fois. Enfin, tout n’était pas perdu, et la plupart des nations instituaient une version ou une autre d’une bourse du carbone et de taxes sur le carbone.

Après cela, ils rencontrèrent des délégations de Chine, d’Inde, de l’Union européenne et de l’Union africaine. Dans l’ensemble, les représentants du Panel intergouvernemental sur le changement climatique étaient à l’écoute, et les discussions avaient quelque chose d’étrangement suspendu, ou d’hypothétique. Si Diane avait été la présidente des États-Unis, ou sa représentante, ils auraient peut-être été plus déterminés à faire valoir leur position ; les choses étant ce qu’elles étaient, ils savaient qu’ils traitaient avec une sorte de silhouette d’un gouvernement fantôme, ou avec la communauté scientifique amorphe qui était au-delà du gouvernement, dont Diane était en quelque sorte la représentante. Elle le comprenait, et en usait avec une délicatesse de funambule, diplomate et séduisante. Il y avait ce que la NSF pouvait faire, et ce qu’elle devrait faire en cas de changement du climat politique ; et les changements de climat physique pouvaient induire des changements politiques.

Après chacune des réunions, les gens de l’IPCC restaient dans la salle. L’IPCC était l’un des groupes d’études du réchauffement global les plus anciens et les plus influents. Leur liste de projets d’atténuation était gigantesque, et ils avaient déjà effectué ou commandé des études préliminaires portant sur la plupart de ces projets, ce qui leur avait permis de les trier par coût, taille, type, zone, durée, quantité de carbone potentiellement capturé, temps de séquestration estimé, effets secondaires, et bien d’autres paramètres encore. Ils les passèrent en revue, l’un après l’autre, en fin d’après-midi et en début de soirée, et lorsqu’ils eurent fini, il paraissait tout à fait possible d’échafauder une solide campagne de capture de carbone, pourvu qu’ils disposent du financement et qu’il n’y ait pas d’obstruction politique.

Cela dit, lorsque Diane et Frank les interrogèrent sur une éventuelle intervention dans l’Atlantique Nord, ils constatèrent qu’ils abordaient des territoires inconnus. Leurs interlocuteurs manifestèrent leur intérêt, mais la discussion ne pouvait que souligner l’ampleur du problème. Le Traité maritime international était administré par l’intermédiaire des Nations unies ; ils avaient donc les experts nécessaires pour répondre à certaines des questions de Diane, mais ça prendrait du temps.

Quand ils eurent terminé, il faisait nuit, et ils voyaient leur reflet dans les vitres noires. La journée de travail à Manhattan était finie. C’était une claire et fraîche soirée de novembre, et c’était l’heure de l’apéritif.

— Dîner, annonça Diane en regardant l’East River, en contrebas, et ses ponts.

— Exact, acquiesça Frank.

Il avait faim.

— On essaye un endroit que je connais ?

C’était un rencard.

 

Un rencard dans la grande ville, la plus grande ville du monde, paradigmatique et incomparable. Manhattan avait toujours laissé Frank perplexe. Il y avait passé très peu de temps, et encore, étalé sur plusieurs années. L’esprit primate ne pouvait qu’y être déconcerté par la verticalité des falaises, des canyons et des tours. Ajoutez à ces reliefs non naturels les fleuves de voitures et de taxis, l’omniprésence des gens – des centaines en vue à chaque instant –, et l’effet cumulatif était renversant. Au sens propre du terme, pour Frank, qui n’hésitait pas à tourner sur lui-même, dans la rue, la tête pivotant comme une chouette pour en voir le plus possible. Diane dut le prendre par le bras pour l’empêcher de se faire écraser alors qu’il essayait de mieux voir le Chrysler Building. Oui, ils étaient là, bras dessus bras dessous dans les rues de Manhattan, riant de la stupéfaction de ce plouc de Frank, de son euphorie de laveur de carreaux. Vers l’ouest, dans le bas de la ville, puis vers le nord et Central Park, où Diane connaissait un bon restaurant. Dans la foule, à un feu rouge, elle dégagea son bras, ce qui soulagea Frank d’une position inconfortable, car il tenait son propre bras plié, comme s’il était accroché à une écharpe invisible, afin de soutenir sa main à elle. Ces étranges postures. En même temps, tout en marchant, il était parcouru à son contact comme par une sorte de légère décharge d’électricité, ou une nouvelle idée. Ooouuup.

Le restaurant était dirigé par des Chinois, en tout cas des Asiatiques. Frank ne posa pas de questions, mais la cuisine, elle, était typiquement provençale. L’endroit était l’archétype du restaurant de Manhattan, deux niveaux de pièces étroites avec un patio au fond d’un puits de lumière à l’arrière, une enclave aux murs de brique, qui hébergeait un vieil arbre résolu ; le tout – le bois et la brique noire – patiné jusqu’à une perfection mystérieuse.

Deux visages à la lumière des bougies de part et d’autre d’une table de restaurant : une situation vieille comme le monde, et ils le savaient tous les deux. Mais Frank était probablement seul à théoriser l’événement ; il ne pouvait s’empêcher d’y voir une tradition vieille d’un million d’années. Deux visages à la lumière du feu, un mâle, une femelle, manger, boire, homme, femme. De vastes zones du cerveau étaient déjà sûrement embrasées par la lumière de la bougie, sans parler des odeurs et des saveurs. Un million d’années.

Ils parlèrent de la journée, du travail qu’ils avaient sur les bras. Frank admit qu’il était impressionné par le groupe de l’IPCC, et ce qu’ils avaient déjà accompli.

— Et pourtant, je voudrais que ça aille plus vite. Je pense que ce sera nécessaire.

— Vous croyez ?

Il lui dit qu’il avait vu sombrer le Khembalung et lui exposa ses idées sur l’océan en mutation, sur les énergies propres et sur certaines méthodes d’extraction vraiment sérieuses du carbone de l’atmosphère.

— Alors, fit Diane, en réalité, vous parlez du rafraîchissement global.

— Eh bien, si on peut le réchauffer, peut-être qu’on pourrait aussi le refroidir.

— Mais il en a fallu un paquet pour le réchauffer. Deux cents ans d’économie mondiale.

— Certes, mais c’était accidentel. L’économie n’était pas consacrée au réchauffement. Ce n’était qu’un effet secondaire.

— Il pourrait être plus difficile de refroidir la planète que de la réchauffer.

— Mais si nous consacrions une partie de l’économie à ce projet ? Comme si on finançait une guerre, ou quelque chose dans ce goût-là ?

— Peut-être.

Elle y réfléchit, secoua la tête comme pour évacuer le sujet.

Puis ils évoquèrent leur passé, échangeant de brèves anecdotes décousues. Elle parla de ses enfants, Frank de ses parents. Ça aurait pu paraître bizarre, mais elle lui décrivit aussi ses parents à elle ; tout à fait comme les siens à lui, apparemment. Sa mère était née en Chine, et Diane fit une curieuse imitation de son anglais primitif :

— Tu descends sur la rue, voiture t’écrase comme insecte !

Après ça, Frank reconnut la pointe d’accent chinois dans son phrasé, qui était parfait sur le plan grammatical et idiomatique, le standard californien en fait, mais avec un petit accent traînant qu’il s’expliquait mieux, à présent.

Puis les événements du monde ; les problèmes du Moyen-Orient, les voyages, New York ; d’autres repas à New York. Ils se firent goûter leurs plats, remplirent mutuellement leurs verres. Ils burent la moitié de la bouteille chacun, et puis, avec la crème brûlée, ils dégustèrent des échantillons de cognac d’un plateau de vieilles bouteilles que le garçon soumit à leur examen.

Des sensations complexes, parcourant le sensorium. Une partie de l’esprit morcelé observait comment toutes les parties s’assemblaient. C’était bon d’être comme ça, dans l’instant. Frank regarda le visage de Diane, et ressentit un peu la même chaleur que lorsqu’elle l’avait pris par le bras, dans la rue. Elle aussi, elle s’amusait. Le constater participait de l’échange de chaleur. La réciprocité : ce genre de plaisir mutuel, pensa-t-il, ne marchait que s’il était mutuel. On vit pour ça, on le désire. Il se sentait un peu étourdi, comme s’il avait gravi un pic difficile, ou peut-être le Chrysler Building, un peu plus loin dans la rue. Conscient d’un risque.

Il vit à nouveau combien ses bras étaient beaux. Ça, c’était grâce à l’Optimodal. Et pas seulement les biceps, mais tout le haut du bras, de l’épaule au coude. Des bras comme il n’en avait jamais vu. Magnifiques. Les critères de beauté variaient selon les individus. L’idée que la beauté correspondait à des fonctions adaptatives était manifestement stupide. Ce qui s’écartait de la norme, voilà ce qui attirait le regard. Francesca Taolini avait le nez busqué et diverses asymétries caractéristiques des visages étroits, en lame de couteau, et pourtant elle était magnifique ; Diane avait un visage pentagonal, émoussé, parfaitement symétrique, et c’était une femme séduisante, bien que pas tout à fait autant que Francesca. On pouvait même dire qu’elle avait du charisme. Oui, une vraie vedette, ce jour-là, aux Nations unies. Elle attirait le regard.

À une table, près de la porte de la cuisine, un autre couple faisait un peu le même genre de dîner, en beaucoup plus romantique, plus démonstratif. De temps en temps, l’homme et la femme se penchaient l’un vers l’autre et s’embrassaient, selon l’habitude typiquement new-yorkaise de faire comme s’ils étaient seuls alors qu’ils ne l’étaient pas. Frank pensa qu’ils en faisaient des tonnes et détourna la tête ; Diane les vit, vit aussi sa réaction, et eut son petit sourire.

Elle se pencha vers lui et murmura :

— Ils ont une alliance.

— Ah ?

— Impossible qu’ils soient mariés ensemble.

— Ahhh, fit Frank.

Elle hocha la tête, ravie de sa déduction.

— La grande ville, dit Frank, maladroitement.

— C’est vrai. J’ai été serveuse, pendant un moment, quand j’étais en fac de médecine. J’aimais deviner les histoires. Comme avec ces deux-là, sauf que là, c’est facile. Généralement, c’était plus difficile. On ne voit les gens que pendant une heure. Mais parfois c’est une heure importante. Les gens oublient de manger, ils pleurent, ou ils se disputent. On voit l’histoire. Les autres filles me croyaient dingue. Enfin, c’était juste pour faire quelque chose.

— De l’anthropologie récréationnelle.

— Oui, ou Alice détective, dit-elle en riant. Un passe-temps.

Et puis, le dîner terminé, l’addition divisée en deux et payée. Sur le trottoir, elle demanda :

— Où êtes-vous descendu ?

— Au Metropolitan.

— Moi aussi. Bon, on va traverser le parc à pied, et voir si la patinoire est déjà ouverte.

— Il fait sûrement assez froid pour ça.

Comme ils entraient dans Central Park, Frank fut frappé par la ressemblance avec le Rock Creek Park. Le terrain était plat, il n’y avait pas de ravine, mais en dehors de ça, c’était encore un lambeau de la grande forêt de l’Est. Très familière.

— Je passe pas mal de temps du côté du Zoo national, dit impulsivement Frank. Ça ressemble beaucoup à ça.

— Qu’est-ce que vous faites, là-bas ?

— Je fais partie d’un groupe qui essaie de repérer les animaux qui n’ont pas encore été recapturés.

— Ça doit être intéressant.

— Ça l’est, en effet.

— Et vous rattrapez ces animaux ?

— Je suppose que c’est ce qu’il faudra faire, en fin de compte. Pour le moment, nous nous contentons principalement de les observer. Il y en a qui seront difficiles à récupérer. Les gibbons ont ma préférence, et ils sont doués pour échapper aux gens, mais ils auront besoin d’aide, par ce froid.

— J’aime bien leur chant.

— Moi aussi !

Frank lui jeta un coup d’œil, réprimant plusieurs commentaires stupides qui lui passaient par la tête, et finalement ne dit rien. Elle marchait à côté de lui, détendue, à l’aise, petite et solide, ses cheveux noirs reflétant la lumière des réverbères ou l’enseigne d’un parking, apparemment inconsciente de son regard.

— Ah, regardez, ils l’ont ouverte ! Tant mieux !

Elle le conduisit sur le pont qui surplombait le côté nord de la patinoire. Ils s’appuyèrent à la rambarde, regardèrent les New-Yorkais, virtuoses et débutants mêlés, glisser sur la glace blanche, lumineuse.

— Venez ! fit Diane, en le tirant par le bras. Il y a des années que je n’ai pas fait de patin à glace.

— Oh mon Dieu ! protesta Frank. Je suis mauvais comme un cochon.

— Je vais vous apprendre.

Elle prit les patins qu’il avait loués, demanda une paire plus rigide et plus petite à l’employé et les lui laça.

— Bien serrés, c’est le secret. Maintenant, levez-vous et avancez tout droit. Glissez en faisant des mouvements rapides des pieds, d’avant en arrière.

Il essaya et ça marcha. Plus ou moins. En tout cas, ça se passa mieux que dans son souvenir. Il fit des tours de piste un peu titubants, en essayant de ne pas tomber et de ne pas rentrer dans les gens. Diane passait à côté de lui de temps en temps, habile mais pas trop démonstrative, le déséquilibrant chaque fois qu’il l’apercevait. Elle patina avec lui, le soutenant, l’aidant à se redresser, puis elle repartit et repassa, les joues rouges, souriante.

— C’est bon, dit-elle au bout d’un moment. Je n’ai plus l’habitude. Je commence à avoir les chevilles endolories.

— Moi, elles sont cassées.

— Ah.

Ils remirent leurs chaussures et retrouvèrent le sol – avec une impression de lourdeur, après la grâce du patinage. Frank se sentait un peu tendu, et ils repartirent en s’écartant légèrement l’un de l’autre. Frank cherchait un sujet de conversation.

Ils marchaient plus lentement, comme pour prolonger la soirée, ou reculer un moment embarrassant. Deux adultes célibataires, en vadrouille à Manhattan, avec des chambres d’hôtel vides qui les attendaient, dans le même hôtel, sans personne au monde qui sache où ils étaient à cet instant précis, à part eux. Les possibilités théoriques étaient évidentes.

Mais elle était sa patronne, et elle avait près d’une dizaine d’années de plus que lui. Non que ça ait de l’importance – sauf que ça en avait –, mais la relation professionnelle l’emportait, dressée entre eux comme une porte de saloon. Il y avait tellement de choses qui pouvaient aller de travers. Être mal interprétées. Ils allaient travailler ensemble dans l’avenir, selon toute probabilité ; et puis il y avait Caroline, aussi, Caroline dont l’irruption dans sa vie avait tout changé. À part, semblait-il, le contenu de cette parcelle de sa vie.

Le savant incorrigible qui était en lui essayait d’analyser la situation. Chaque fois qu’ils traversaient une rue, ils devaient attendre le feu rouge, ce qui leur laissait le temps de réfléchir. Trop, peut-être. Les femelles alpha menaient souvent leurs troupes, dans les domaines fondamentaux, et surtout en ce qui concernait l’accès au sexe, qui impliquait la chance de se reproduire. Les mâles alpha – dans la situation présente, Frank pouvait pratiquement être considéré comme un mâle bêta – exerçaient leur pouvoir d’une façon qui en faisait plutôt une sorte de cérémonial. Ils obtenaient ce qu’ils voulaient, mais ils ne contrôlaient pas le groupe.

Enfin, là, tout de suite, ce n’était pas vraiment la question. Il avait besoin de savoir quoi faire. C’était comme s’il s’était retrouvé à la fac. Et c’était la raison même pour laquelle il avait détesté la fac.

Diane poussa un soupir. Il lui jeta un coup d’œil ; elle souriait de son petit sourire.

— C’était drôle, dit-elle. Je n’ai plus jamais l’occasion de flâner comme ça.

Elle conservait une bonne distance entre eux.

— Il faudra qu’on le fasse à Washington, suggéra Frank. Faire un break.

— Ce serait bien. On pourrait même aller faire du patin à glace dehors, cet hiver, si les prévisions météo sont justes.

— C’est vrai. Sur le Potomac, même.

Un autre coin de rue.

— Vous travaillez beaucoup, dit Frank.

— Pas plus que n’importe qui.

— Il paraît que si, beaucoup plus.

— Eh bien, il y a tellement à faire. Enfin, ça ne durera plus très longtemps.

Plutôt que de le guider d’une poussée, cette fois, elle lui indiqua une rue perpendiculaire.

— Par là. L’hôtel est au coin de la Cinquante et Unième et de Lexington.

— Ah oui. Pourquoi dites-vous que ça ne durera plus très longtemps ?

— Eh bien, j’arrive presque au bout de mon contrat.

— Il y a un terme à votre contrat ?!

— Oui. Vous ne le saviez pas ? dit-elle en levant les yeux vers lui, riant de son expression. La direction de la NSF est une mission présidentielle, elle dure six ans. Je n’ai plus qu’une année à courir.

Ils s’arrêtèrent devant leur hôtel.

— Je ne savais pas, dit stupidement Frank.

— Ils ont pourtant dû vous le dire, quand vous avez suivi les cours d’introduction.

— Oh, fit Frank. J’en ai loupé une partie.

— Vous avez séché.

— Oui, un peu. Pas tout, mais…

Elle le regardait, l’air amusée mais sur ses gardes. Il croyait qu’il serait indéfiniment sous ses ordres. Et voilà qu’il apprenait, brusquement, qu’elle n’était pas aussi puissante qu’il l’avait cru. Or le pouvoir exerçait une certaine attraction. D’un autre côté, si elle ne devait pas être indéfiniment sa patronne, cette étrangeté particulière s’estomperait, les laissant sans contrainte du point de vue professionnel, libres d’envisager ce qu’il y avait entre eux. Donc, moins puissante au sens strict du terme, mais plus libre dans sa relation à lui. Maintenant, en quoi ces facteurs affectaient-ils ses sentiments ?

Elle le regardait comme si elle essayait de lire sur son visage.

Sauf qu’il ne se connaissait pas lui-même, et que son visage ne risquait pas de trahir quoi que ce soit. Mais ça aussi, ça devait se voir. Et l’esprit inconscient…

Il frissonna de sa propre confusion, essaya de sourire.

— Alors il y a de la lumière à la fin de votre tunnel, dit-il.

— Mais j’aime ce job.

— Ah. Oui. Eh bien… c’est vraiment dommage, alors.

Elle haussa les épaules.

— Je ferai autre chose.

— Zut, alors.

Elle haussa à nouveau les épaules. Elle le regardait toujours, intéressée par lui. Il se demanda combien de temps ils pouvaient encore rester plantés là, devant l’hôtel, à bavarder, avant que ça fasse bizarre.

— Je voudrais que nous en reparlions à Washington, dit-il. Ce que vous pensez faire, et tout ça.

— D’accord.

— Bon. Eh bien, six heures, le train… On se retrouve en bas, dans le hall, et on va à la gare à pied ?

— Bien sûr. Cinq heures pile.

Ils entrèrent ensemble dans l’hôtel et prirent l’ascenseur. Les portes s’ouvrirent au troisième.

— Bonne nuit.

— Bonne nuit.

— C’était super.

— Ça oui.

50° au-dessous de zéro
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